Nam Shub, technologies 3

image d'illustration

Signes de la technique

« Au creux de la grotte, je commence à percevoir les signes, taillés comme les ombres par le mouvement de mes mains, discernables par la grâce d’une flammèche qui s’agite au gré de nos souffles respectifs. Traces dessinées d’une connaissance qui n’a pas encore de sens, ni de dire. Leurs présences se confondent en un minuscule point perdu, noyé dans l’immensité de cette surface monde. Il me fallait mettre en « passé » tout ce que je percevais en ta présence. Il m’était impossible de transmettre exactement tout ce qui était présent en nous. J’étais incapable de recréer tout ce que je percevais avec le même détail, la même précision. Tout ce que je parvenais à faire : des traits, des points, des formes qui ne ressemblaient pas à ce que je ressentais. C’était tout ce que je pouvais faire. Ce qui se présente à moi, je ne pouvais que le re-présenter de façon grossière, fragile, hasardeuse, schématique, stylisée sans pouvoir mettre tout ce que je perçois. »1

Les signes apposent sur le réel une image déformée de ce dernier, quelque chose d’abstrait et incapable de représenter fidèlement le réel. Ils séparent l’activité immédiate de l’environnement en modifiant le rapport à celui-ci. L’identité propre de ces signes opère une transformation du monde dont la transposition change le réel en réalité. Une réalité qui s’inscrit sur un support. La superposition des signes sur le réel, de l’un à l’autre, de la réalité sur le réel, a transformé l’activité immédiate en quelque chose d’autre, exprimant une différence où un élément primitif serait originaire : un système fabrique une nécessité en des modes opératoires dissemblables de l’activité immédiate. L es signes sont la forme embryonnaire de la technique.

Le monde a changé, la technique le modifie, ce qui systématise l’abstraction des signes en formes éphémères de quelque chose qui doit se savoir, balises de la connaissance aux motifs projetés sur un capteur support. Elles inventent une réalité étrangement séparée, divisée, nourrie de l’immédiateté et de leurs signalements représentés. L’environnement naturel n’est plus un environnement, mais un moyen par lequel les signes modifient sa nature en le subdivisant en modèles techniques, entités altérées du naturel représenté en séries de balises. Elles le transposent en une chose dont l’état n ’est plus le même. Cette naissance à la technique ouvre la question, pose le choix comme une téléologie. Le temporel devient.

Nous croyons nous éloigner du monde primitif, celui où il n’y avait ni signe, ni technique, pour entrer dans l’ère du changement d’état, mais ces deux mondes ne sont que des entités abstraites qui fournissent une explication afin de maintenir la technique comme une balise essentielle du connaître. Celle-ci a pour but de clore la relation entre l’immédiat et le signe afin de générer un système autonome ne dépendant pas d’un besoin quelconque.

La technique sollicite de plus en plus l’application suivie de l’humain parce qu’elle offre un signalement idéal où il suffit d’analyser et de comprendre l’environnement pour se libérer du joug de la survie. La technique améliore la survie contre le vivant, contre la nature en élaborant un système clos de rétroactions spécifiques qui demande à l’humain de plus en plus de changer continuellement cette même clôture. Libéré de la survie, l’humain cherche, alors, un nouveau système qui le guidera aux sens spirituel et mécanique des termes. Il découvre que ce qu’il a fabriqué à l’aide de ses mains, de ses outils, et de leurs améliorations, n’a jamais été un bâtiment, une civilisation, un monde, mais un mode opératoire de signes entremêlés surgissant aussi bien du sol que du support et de sa mémoire. Sans ses capacités d’emboîter le réel dans un idéal signifié, l’humain est nu, plongé dans un environnement qu’il ne saisit pas, qu’il ne sait pas d’où son besoin d’appréhender les reliquats naturels premiers non changés, non trafiqués qui subsistent et qui restent : premières balises non dénaturées, dé-saturées des opérations techniciennes afin de ne plus ignorer sa dépendance à l ’activité immédiate et la corriger comme une erreur.

En même temps qu’il recherche la nature plus naturelle qu’un environnement non altéré par des abstractions, il se tourne vers le sentiment spirituel qu’il veut dénuder, à son tour, de ses signaux superposés. Tout ce qui est humain n’est pas le monde, mais la réalisation concrète de son élaboration abstraite. Il doute. Il perçoit ses créations comme la quintessence la plus parfaite qui termine l’architecture mal fichue de son environnement qui ne veut pas connaître la technique. L a balise qui se signale comme savoir se superpose à l’environnement et ne forme plus qu’un seul et unique substrat objectivé qui recouvre tout, absolument tout. La symbiose est parfaite.

Perfection d’un modèle opératoire qui n’a plus besoin du support environnement, mais des informations qu’il communique au sein de réseaux d’échanges. Ce système écoute la moindre des vibrations, le plus infime des battements, des souffles pour perpétuer l’élaboration des lignes-signes qui s’étalent en immenses systèmes de notations où se réalisent l’idéalité réelle de ce monde. Ce qui se produit par la transposition des signes devient aussi abstrait que l’activité immédiate peut l’être.

Alors il faut introduire l’autre grande abstraction qui échappe à tout le monde : le temps. L’usure, l’altération des signes générés indiquent aussi bien une temporalité qu’une évolution ainsi qu’une histoire. Le contrôle sur cette très abstraite production temporelle alloue aux signaux créés la capacité de se séparer doucement de sa superposition sur le réel afin d’améliorer ce système clôturé sur lui-même comme une boucle. La temporalité exerce, à son tour, une différence multiple indiquant une série de changements d’états puisque le « devenir  » prend la forme de ce qui s’instaure dans une continuité qui se construit depuis ce qu’il s’est « passé ». Par ce cheminement l’obéissance au non altéré, non modifié révise notre façon de « voir » et de « penser » le monde en délivrant des points d’ancrages lesquels balisent un parcours de motifs aux schémas synthétiques. Ils définissent le monde tel qu’il est à partir de ce qu’il s’est produit par le « passé ».

Le monde des signes déposés sur le socle du réel est devenu le réel lui-même tant sa réalité est devenue tangible grâce au temporel. Aujourd’hui , il ne s’agit même plus de penser, d’imaginer un autre système, mais de préserver l’ensemble des motifs comme des balises immuables. L’écoulement du temps se chargeant de modifier les données des lignes-signes et de les préfigurer comme des erreurs pour ensuite en reconfigurer l’état par un nouveau changement.


  1. L ’appel, paragraphe : Bâtir des paroles, figer des sons↩︎